Le 13 mars 2022, à Fabrègues dans l’Hérault, une adolescente de 14 ans, a tué son père de plusieurs coups de couteau, blessé sa mère et l’une de ses sœurs. Elle avait expliqué lors de sa garde à vue avoir agi pour devenir une disciple de Slenderman, un monstre imaginaire, tiré des creepypastas : des légendes urbaines diffusées sur Internet. Nous sommes le 12 avril 2022, à l'établissement pénitentiaire pour mineurs de Lavaur dans le Tarn. Derrière les grilles, un psychiatre prend place dans la salle dédiée aux expertises. La jeune fille de 14 ans qui vient d’entrer dans la pièce est mise en examen pour l’un des faits les plus graves du Code pénal : assassinat et tentative d’assassinats. Passionnée de « creepypastas », ces récits d’horreurs racontés à la première personne et diffusés tels des légendes urbaines sur Internet, cette adolescente est aujourd’hui soupçonnée d’avoir tué son père et tenté de mettre fin aux jours de sa mère et de l’une de ses deux petites sœurs âgées de 8 ans. Selon ses aveux, elle aurait agi pour devenir une disciple de « Slenderman », le personnage le plus connu et peut-être plus effrayant des histoires dont elle raffolait.
Dans la salle d’examen, Chloé* paraît très intimidée. L’éducatrice qui l’accompagne est obligée de la guider jusqu’à sa chaise. Avec douceur, le psychiatre tente de comprendre les ressorts qui l’ont poussée au pire. Chloé commence par parler de sa famille. « Elle en fait une description assez banale. Mais par touches successives, elle évoque des particularités qui l’auraient mise en difficulté », précise l’expert, dans son rapport. Chloé dépeint des disputes fréquentes dans le couple parental. « C’était beaucoup à cause de moi. Maman se rendait compte que j’étais trop renfermée, elle me poussait à l’indépendance et à l’autonomie, alors que papa préférait avoir un œil sur moi », dit-elle. À la maison, l’adolescente raconte qu’elle ne restait pas souvent avec ses parents, ni avec ses deux sœurs, qui étaient beaucoup plus jeunes. « J’étais isolée », dit-elle.
Isolée, Chloé l’était aussi à l’école. Dès le primaire, elle a subi des moqueries. « J’étais la plus moche. Les autres grandissaient plus vite que moi. Ils avaient des vêtements à la mode. Je n’étais pas assez bien pour eux », soupire la jeune fille. Ses parents se seraient aperçus de son mal-être en CE2, après qu’elle leur a laissé un mot sur son bureau. « Maman et papa l’ont lu, ils sont allés voir l’enseignante. J’ai été traité de rapporteuse, ce n’était pas mieux » ajoute-t-elle.
AMIS IMAGINAIRES
C’est en entrant en sixième que Chloé a découvert le monde des « creepypastas ». L’adolescente rencontrait des difficultés en mathématiques. Elle n’arrivait pas à retenir ses leçons de géographie. La seule matière qu’elle aimait était le français. « J’aimais dessiner et écrire des histoires. J’inventais des personnages, et des amis imaginaires comme H, Thais et Clotilde », se souvient-elle, comme si elle était encore persuadée que ses camarades fictifs avaient bien existé. L’expert note dans ce discours, les premiers signes d’un repli pathologique. « L’évocation de ces centres d’intérêt illustre l’importance qu’elle pouvait accorder aux mondes imaginaires pour fuir un vécu de souffrance », explicite le médecin psychiatre. Il précise qu’habituellement, chez les ados, cette fuite de la réalité se fait à travers les jeux vidéo, les films ou la lecture. « Pour Chloé, ce seront les mangas et les histoires d’horreur. C’est ce qui l’a amené à découvrir sur Internet les creepypastas et Slenderman ».
Petit à petit, Chloé a été happée par cet univers effrayant, jusqu’à ne plus faire la différence entre fiction et réalité, entre lectures récréatives et croyances quasi religieuses. « C’est parti très loin… Jusqu’à ce que j’ai fait », résumera-t-elle. Au fil de ses lectures, la jeune fille est devenue persuadée de l’existence du Slenderman. Elle était d’ailleurs convaincue d’avoir déjà vu, en vrai, ce monstre inventé en 2009, pour un concours de montages photographiques. Chloé rêvait de le revoir et exécutait parfois des rituels pour l’attirer. Elle raconte qu’elle se faisait des incisions sur l’avant-bras et dessinait avec son sang des cercles avec des croix à l’intérieur. « Elle était à la recherche de cette rencontre, de cet absolu. Pour rejoindre Slenderman dans son manoir, il fallait tuer. Elle avait projeté de tuer ses parents et ses sœurs comme pour effacer sa famille et accéder à une autre identité. Elle envisageait aussi de tuer plusieurs élèves qui l’avaient harcelée », note le psychiatre.
Les parents de Chloé n’avaient pas remarqué sa dérive macabre. La jeune fille raconte s’être seulement confiée à sa grand-mère. Elle lui avait dit qu’une grande poupée venait dans sa chambre la nuit. Elle parlait aussi d’ombres qui lui rendaient visite. Sa grand-mère avait tenté de la rassurer, de rationaliser ce qu’elle pensait être des peurs d’enfants. Le psychiatre écoute attentivement Chloé, car en racontant ses rencontres avec le monstre, celle-ci donne une clé de compréhension de son passage à l’acte. À la place de « peurs d’enfant », l’expert parle de « phénomènes hallucinatoires ». Dans son rapport, il précise que ces hallucinations ont pu renforcer le sentiment de mal-être de la jeune Chloé, qui aurait déjà pensé à se donner la mort. « J’ai déjà imaginé aller chercher une corde pour me pendre ou à prendre un couteau pour me le planter dans le ventre », précise-t-elle.
« ON AVAIT PRÉVU DE TUER TOUT LE MONDE »
Pour Chloé, l’imaginaire a pris le pas sur la réalité. C’est dans ce contexte que le drame s’est produit, le dimanche 13 mars 2022. Ce week-end-là, à Fabrègues dans l’Hérault, le temps était à l’orage. Chloé avait eu l’autorisation d’inviter Mélanie*, une copine du collège. Les deux jeunes filles s’étaient rencontrées dès le début de leur année de sixième autour des creepypastas. Leur première discussion, dans le bus qui les emmenait en cours, avait tourné autour de leurs personnages préférés : Slenderman, mais aussi Jeff le killer, un ado défiguré qui aurait tué ses parents. Depuis, Chloé et Mélanie étaient devenues inséparables. Chaque soir, elles échangeaient sur le forum Discord autour de ces histoires effrayantes. Le début de la journée s’était déroulé sans réels accrocs. La mère de Chloé avait seulement fait quelques remarques à sa fille sur un lave-vaisselle lancé un peu trop tôt et le rangement de sa chambre. Des réflexions anodines, qui pour Chloé avaient pourtant une résonance particulière. « Mes parents me prenaient pour une esclave sans cervelle », explique-t-elle à l’expert.
C’est au cours de cette matinée que les deux ados auraient décidé du scénario macabre qu’elles allaient mettre en œuvre. « Dans la matinée, on s’est dit qu’il fallait le faire. Je devais tuer mes parents. Mélanie devait aussi tuer son père avec qui elle avait des problèmes », explique la jeune fille. Le plan devait se dérouler après le repas de midi. « On avait prévu de tuer tout le monde, de regrouper les corps au milieu de salon, puis de verser notre sang sur la scène de crime, avant de mettre le feu. La maison aurait brûlé, on nous aurait crues mortes et tout aurait été réglé », précise l’adolescente, avec une voix monocorde. Selon elle, Slenderman les aurait alors emmenés dans son manoir.
Le psychiatre écoute avec attention le récit de ce jour de crime. Le midi, Thomas, le père de Chloé avait préparé des hamburgers pour faire plaisir aux enfants. Il s’était ensuite allongé dans son canapé. Sa femme a commencé à plier du linge. La sœur cadette de Chloé a lancé le film Batman vs. Superman dans la salle de jeux du premier étage. La benjamine de la famille faisait des allers-retours entre l’écran de télé et la chambre de Chloé qui venait de s’enfermer avec Mélanie. La petite fille de 6 ans est la première à avoir été menacée. Sa grande sœur a commencé son périple meurtrier en pointant en sa direction la lame d’une paire de ciseaux séparée en deux, sans pour autant la toucher.
DÉBUT DE SCHIZOPHRÉNIE
Chloé est ensuite descendue au rez-de-chaussée. Sans se faire repérer par ses parents, elle s’est emparée d’un couteau de cuisine, d’une dizaine de centimètres. Puis avec Mélanie elle s’est rendue dans la salle de jeux. « Viens, on a un truc à te dire », a dit Chloé à sa cadette toujours devant son écran. L’enfant de 8 ans s’est levée et s’est approchée. Sans rien dire, Chloé lui a planté la lame dans le flan, la blessant grièvement au rein. Les hurlements de la petite fille ont alerté ses parents qui ont monté les marches en courant. La mère de Chloé est arrivée la première sur le palier de la salle de jeux. Sa fille l’a attaqué tout de suite. Elle lui a planté plusieurs coups de couteau, au poumon. Thomas est arrivé quelques secondes plus tard. Chloé lui a sauté dessus. Elle a assené dans la poitrine de son père de nombreux et violents coups de couteau. Le pauvre homme a été touché au cœur. Il a eu le temps d’appeler les secours mais est décédé d’une hémorragie interne avant l’arrivée des pompiers.
Pendant ce temps, Chloé et Mélanie ont pris la fuite en chaussettes. Sous le ciel noir, elles ont d’abord été surprises de ne pas voir Slenderman arriver. Résignées, elles ont finalement fait du stop pour se rendre dans le Gard, au domicile de la mère de Mélanie. C’est là qu’elles seront interpellées quelques heures plus tard. Le psychiatre griffonne dans son petit carnet. Il écrit que la jeune Chloé était envahie par des idées délirantes et des croyances fausses. Selon lui, l’adolescente était atteinte au moment des faits d’un « trouble du spectre autistique » et d’une d’un début de schizophrénie. « Un trouble rare à l’âge de Chloé » précise-t-il.
Le médecin conclut en affirmant que le discernement de Chloé était aboli au moment des faits. Selon son rapport, elle n’avait pas la maîtrise de ses actes lorsqu’elle a tué son père et blessé sa famille. Elle pourrait donc ne jamais être jugée. Avant que la justice ne tranche entre tribunal et hôpital, une contre-expertise sera ordonnée. Un autre spécialiste devra, à son tour, se confronter à cette enfant, devenue criminelle au nom d’un monstre imaginaire. Chloé et Mélanie sont cependant toujours présumées innocentes.