Mortemer, par son nom comme par sa géographie, est le cœur mystique de l’immense forêt domaniale de Lyons, qui s’étend sur 10 700 hectares dans le Vexin normand C'est un endroit humide à souhait, glacial en hiver, habité en permanence par un silence inquiet. Un pays du miroitement et de la brume, où les linéaments de la terre se perdent dans des marécages que l’on ne voit pas venir, et dont la lumière mouillée fait songer à un lavis chinois. Depuis les villages de Lisors ou de Lyons-la-Forêt, des routes étroites courent vers l’abbaye, coupant des hêtraies. Mais la réalité saute à la gorge : il n’y a pas plus isolé que ce fond de vallée giboyeux. Ici, l’austérité est rugueuse comme la bure des moines
Il est vrai que l’abbaye n’a pas volé son nom de « morte mer », désignant sans doute des marais putrides. A moins qu’il n’évoque une mer de cadavres. Car peu d’endroits en France concentrent autant d’événements morbides, et l’ancien monastère resterait pour la grande congrégation des fantômes ce que les boîtes de nuit sont au monde des humains : un antre insomniaque et fiévreux où l’on oublie le réel. On raconte que quatre moines assassinés à la Révolution se baladent encore dans les caves pour y boire un vin au goût de sang. Des officiers britanniques qui logeaient là pendant la Première Guerre mondiale ont certifié avoir assisté à ces bacchanales surnaturelles. Il y a aussi cette histoire de « garache », nom donné usuellement à une femme qui se change en loup-garou à la pleine lune : le 1er janvier 1884, vers minuit, non loin de la nef écroulée, Roger Saboureau, un braconnier, aurait abattu d’un tir de carabine un monstre aux yeux phosphorescents avant de se rendre compte au lever du jour qu’il s’agissait de… sa propre épouse ! Et que dire de cette source dont le glouglou ressemble à un sanglot ? C’est le Fouillebroc, ruisseau né, selon la légende, des larmes de la martyre sainte Catherine. Son eau est, paraît-il, miraculeuse. Si bien que les demoiselles viennent encore y jeter une épingle à cheveux dans l’espoir de trouver un mari dans l’année