Le géant américain menace de cesser de référencer les sites français. Derrière l'affrontement idéologique, chacun pense à son portefeuille.
Le bras de fer commence entre Google et la presse française. Le géant du web a sorti l'artillerie lourde, jeudi 18 octobre, en menaçant de supprimer l'ensemble des sites d'information de son moteur de recherche, pour s'opposer à la proposition de créer une taxe sur ses revenus.
Une réaction "disproportionnée" selon Nathalie Collin, co-présidente du "Nouvel Observateur" et présidente de l'association de la presse d'intérêt politique et générale (IPG, qui rassemble aussi bien les quotidiens nationaux et régionaux, les hebdos et les magazines), la presse dénonce l'attitude de Google qui "s'érige en censeur". "Cette tentative d'étouffer tout débat par la menace est clairement un déni de démocratie", juge Nathalie Collin.
Concrètement, "ça veut dire que brutalement, du jour au lendemain, les sites d'information disparaîtront de la vue des Français", a expliqué Marc Feuillée, directeur général du Figaro et président du Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN), sur France Inter.
Au-delà de la menace, chacun avance ses arguments... qui sont comparables. Google comme les éditeurs plaident pour la liberté d'expression et d'information sur internet. Seulement, plus qu'un combat idéologique, il s'agit surtout d'une guerre économique. En effet, l'Américain renvoie dans les cordes des médias qui lorgnent sur une part de son gâteau publicitaire. "Google absorbe notre marché publicitaire"
Les éditeurs de presse militent auprès des pouvoirs publics pour promouvoir la création d'un "droit voisin numérique", qui obligerait Google à les rémunérer pour chaque article indexé, c'est-à-dire rendu accessible par son moteur de recherche. La presse française, en crise depuis plusieurs années, espère ainsi récupérer un nouveau financement alors que son chiffre d'affaire ne cesse de chuter. Il s'élève à 9,15 milliards d'euros en 2011, très loin des 29,1 milliards d'euros de Google (en augmentation de 29,2%).
Pire, les éditeurs de presse dénoncent une distorsion de concurrence face au géant américain sur la publicité en ligne. "Nous sommes face à un déséquilibre", explique Nathalie Collin. "Pour la première fois, les revenus publicitaires de la presse en ligne stagnent, voire baissent. Les annonceurs préfèrent payer pour un ciblage comportemental des internautes - fourni par les moteurs de recherches -, plutôt que pour de la publicité accompagnant un média. De ce fait, l'acteur dominant qu'est Google absorbe notre marché publicitaire."
L'Américain répond, dans une "note blanche" adressée au gouvernement, qu'il "redirige quatre milliards de clics par mois" vers les sites de presse français. "Google offre ainsi, chaque minute, 100.000 opportunités pour les éditeurs d'entrer en relation avec des lecteurs et de dégager un profit financier." Au passage, le géant du web évoque sa "mission d'intérêt général" qui consiste à "faciliter la mise en contact entre les éditeurs et les consommateurs". Pour l'entreprise, "exiger de Google une rémunération au motif que son moteur de recherche dirige des lecteurs vers les sites de presse n'a pas plus de sens que d'exiger d'un taxi qui conduit un client à un restaurant de rémunérer le restaurateur."
Mais l'Américain biaise le débat, selon Nathalie Collin. "Google joue à Docteur Jekyll et Mister Hyde : d'un côté un moteur qui rend gratuitement et facilement accessible l'information, de l'autre AdSense qui s'impose comme la plus grande régie publicitaire de France et apparaît comme incontournable sur la publicité digitale", estime-t-elle. "Pour chaque internaute qu'il dirige vers un site de presse, Google génère un revenu publicitaire très nettement supérieur à celui que percevra le site. Nous ne demandons rien d'autre que la régulation économique d'un marché." "La presse crée l'intelligence du moteur de recherches"
La présidente de l'IPG milite également pour "une reconnaissance de la valeur des contenus". Google, utilisé pour 91% des recherches en France, redirige régulièrement les internautes vers des articles de presse. L'Américain chiffre précisément ce renvoi à 4 milliards de clics mensuels. Argument repris par Nathalie Collin pour affirmer que "les sites de presse créent la richesse, l'intelligence, du moteur de recherches". Elle réclame donc que soit désormais "reconnu la valeur de cette intelligence" via cette fameuse rémunération, encore non chiffrée, au titre d'un droit voisin numérique.
Argumentaire soutenu par la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti : "Aujourd'hui, des sites qui agrègent des contenus comme Google utilisent la notoriété des éditeurs de presse, ainsi que ce qu'ils produisent. Il est donc légitime que les éditeurs de presse s'interrogent sur la manière dont il faut faire participer à leur financement ceux qui diffusent leur contenu."
Qu'importe, l'Américain s'entête : "L'ambition de ce texte est d'interdire le référencement non rémunéré. Une telle loi, sans résoudre le problème réel de modèle économique auquel est confronté la presse, serait néfaste pour internet et les internautes. [Elle] aboutirait à limiter l'accès à l'information [et] pourrait porter indirectement atteinte à la liberté d'expression."
"Mais pas du tout ! Nous sommes pour la liberté d'expression sur un internet libre, neutre et ouvert", réagit Nathalie Collin. Le ministère de la Culture planche sur une loi
Elle poursuit : "Mais le débat n'est pas là. Google refuse juste de reconnaître la valeur de nos contenus. Et craint que l'exemple français soit suivi à l'international." Pour la représentante des éditeurs pas de doute, l'action française pourrait influencer "le monde entier". L'Allemagne, la Belgique et l'Italie se sont déjà lancés dans des projets plus ou moins semblables. "Le Guardian" s'est également interrogé sur l'idée d'une taxe prélevée non pas auprès de Google mais des fournisseurs d'accès internet.
Avant d'imaginer une telle contagion, le projet de loi créant le droit voisin numérique est désormais entre les mains du ministère de la Culture qui "travaille" sur le texte des éditeurs regroupés au sein de l'IPG et révélé par "Télérama". Il était ainsi prévu de sanctionner la non-rémunération des éditeurs de presse pour la "reproduction ou mise à la disposition [de] tout ou partie" d'un article, mais aussi "l'utilisation de liens hypertextes" vers des articles. Ce dernier volet semble toutefois abandonné.
De son côté, la ministre de l'Economie numérique, Fleur Pellerin, s'est entretenu avec les représentants de Google France sur ce projet. A la suite d'une visite auprès de son homologue allemande, qui défend un projet similaire baptisé "Lex Google", Fleur Pellerin s'était dit "tout à fait favorable à ce qu'une discussion s'engage [...] pour voir de quelle manière les éditeurs et Google pourraient se mettre d'accord sur un arrangement y compris financier pour le référencement des articles". La ministre préfère toutefois qu'il "y ait un accord de gré à gré entre les organismes de presse et la société Google, [plutôt] que d'aller alimenter des polémiques ou d'entrer dans des combats judiciaires".
Plus serein que jeudi, Google s'est alors estimé "heureux d'avoir poursuivi [la] discussion avec le cabinet de la ministre". "Nous avons souligné notre souhait de prolonger le dialogue avec les éditeurs de presse", conclut Olivier Esper, directeur des politiques publiques chez Google France. PARTAGE