Petite anthologie de l'enfer Que serait la littérature mondiale sans cette "maladie intermittente" dont Proust se fit l'exégète ? Réponse en forme d'abécédaire.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Que serait la littérature sans la jalousie? Illustration parue dans Les Poèmes de L'Oreiller (Uta makura) 1788 Période Edo
Photos12.com-AnnRonanPictureLibr
Amour-propre. "Il y a dans la jalousie plus d'amour-propre que d'amour", constatait La Rochefoucauld. Précision de Voltaire: "L'amour [du jaloux] est fait comme la haine."
Epectase. La jalousie est un formidable Viagra mental. L'honorable professeur d'université japonais de
La Confession impudique (1956), de l'écrivain japonais Tanizaki, incapable de satisfaire les exigences de sa femme plus jeune, Ikuko, en est l'illustration parfaite. Las des médicaments et autres piqûres incapables de revigorer une virilité déclinante, le Nippon fripon passe à la mise en scène. Chaque soir, il fait boire sa femme jusqu'à la perte de conscience. Puis il la porte dans sa chambre et la déshabille afin d'examiner et de photographier dans des positions licencieuses ce corps qui ne s'était jamais dévoilé. Dans ce rituel, le dévoué professeur se fait accompagner par son futur gendre, Kimura. La jeunesse et la vitalité de celui-ci aiguisent sa jalousie (il n'imagine pas combien la réalité dépasse l'affliction - qui sera la sienne...). Son désir décuple. Le mari sur le retour connaîtra enfin l'extase. Jusqu'à l'épectase.
Fenêtre.
La Jalousie: c'est le titre d'un livre phare du Nouveau Roman publié en 1957, année de la bataille d'Alger. L'ingénieur agronome Alain Robbe-Grillet y évoque avec une débauche de précisions la vie d'une plantation de bananiers en Martinique sur laquelle se greffe une aventure amoureuse. Le tour de force de l'oeuvre réside dans le luxe de détails et de descriptions "entraînant à la longue fort loin du point de départ", dit l'auteur. Une précision pour les novices : une jalousie est aussi "un dispositif de fermeture de fenêtre composé de lamelles mobiles horizontales ou verticales" (Larousse 2013).
- Citation :
- Il y a dans la jalousie plus d'amour-propre que d'amour
Mari. Souvent jaloux, le mari est chez Dostoïevski "éternel", au sens où sa vie aura été tendue vers le mariage. Dans L'
Eternel mari (1870), le fonctionnaire Troussotzky vient annoncer la mort de sa femme à Veltchaninov, l'ancien amant de celle-ci. Il lui confie une fillette, fruit supposé de leur amour illicite. Bon prince, Veltchaninov s'engage à assurer l'éducation de l'enfant. Mais celle-ci tombe malade et meurt. Accablé de remords, Veltchaninov rend visite à l'"éternel mari", qui, se sentant menacé, tente d'assassiner son rival supposé, avant de le convaincre de ne pas lui chiper sa nouvelle fiancée. Cette oeuvre est l'une des rares où Dostoïevski pourrait passer pour un humoriste. L'ombrageux Fiodor Mikhaïlovitch décrit ni plus ni moins son premier mariage. Qui fut un échec.
Médée. Aujourd'hui, la petite-fille du Soleil (Hélios) et fille du roi de Colchide serait phytothérapeute. Les plantes n'ont pas de secrets pour cette magicienne. Avec un onguent de sa confection, elle rend invulnérable Jason, l'homme de son coeur, parti à la conquête de la Toison d'or avec les Argonautes. Elle redonne vie à Eson, père de Jason, en le faisant bouillir dans un bain d'herbes. Après une série de mésaventures, Médée et Jason s'enfuient à Corinthe. Jason tombe raide amoureux de Créuse, la fille du roi Créon, lequel condamne à l'exil l'ex. Qui ne s'en laisse pas conter. Médée fait porter à l'usurpatrice des parures imprégnées de poison. Dans la foulée, elle égorge les enfants qu'elle eut avec Jason.
Médée est, avec Othello, la plus belle figure tragique de la jalousie. Elle jouit à la fois de sa vengeance et de la douleur de Jason. Euripide est le premier à donner au personnage son épaisseur. Il inspirera Ovide, Sénèque et Corneille, les compositeurs Marc Antoine Charpentier et Darius Milhaud, les peintres Eugène Delacroix et Gustave Moreau. Dans la tragédie de Corneille, la magicienne se nourrit de son égotisme et la jalousie est son carburant. "Moi, dis-je, et c'est assez" est l'une de ses plus fameuses répliques.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Othello, figure tragique de la jalousie par excellence
The Picture Desk
Occupation. Le jour où W lui annonce qu'il la quitte, la narratrice ne pense qu'à l'Autre. Elle la voit partout, s'imagine des scènes érotiques insupportables. Bref, l'Autre occupe ses pensées et son être. "Le plus extraordinaire dans la jalousie, c'est de peupler une ville, le monde, d'un être qu'on peut ne jamais avoir rencontré", écrit Annie Ernaux dans un texte concis et brutal, d'abord paru en feuilleton dans Le Monde. Son titre:
L'Occupation (2002), comme on le dit pour un territoire et une activité.
- Citation :
- Je ne suis pas facilement jaloux, mais une fois excité, violent à l'extrême
Othello. Comment un soldat couvert de lauriers, maîtrisant ses nerfs, habité des sentiments les plus nobles, peut-il étouffer dans son lit la femme aimée, Desdémone ? Othello, le général maure au service de Venise, a goûté au poison de la jalousie. Il en mourra, dans un paysage dévasté. Sans doute aurait-il fallu prêter attention à sa confidence, au début de la tragédie (1604) de William Shakespeare: "Je ne suis pas facilement jaloux, mais une fois excité, violent à l'extrême." La faiblesse de cet homme d'honneur est de ne pas résister au Mal, incarné par Iago, dont il gobe les calomnies. Iago, le dissimulateur, le joueur, le traître hypnotique: la figure la plus fourbe du répertoire du tragédien de Stratford-upon-Avon. Mais Iago est, lui aussi, un jaloux patenté. Jaloux de s'être fait voler la place de lieutenant par un autre, Cassio. Jaloux d'Othello, son supérieur glorieux, qui aurait eu les faveurs d'Emilia, sa femme et camériste de Desdémone. Sur la planète des jaloux, le roué l'emporte sur l'incrédule.
Phèdre. La folle jalousie de cette reine tragique, ses déchirements, sa douleur ont nourri la littérature mondiale, de Sophocle le précurseur à Gabriele D'Annunzio, d'Euripide et Sénèque à Racine, qui présenta sa pièce à l'hôtel de Bourgogne, le 1er janvier 1677, à l'âge de 38 ans, au sommet de sa gloire. La trame? Phèdre, fille de Minos et femme de Thésée, éprouve un amour secret et impossible pour Hippolyte, son beau-fils. Lorsqu'elle apprend la passion d'Hippolyte pour Aricie, dévorée de jalousie, elle laisse sa gouvernante ?none accuser le jeune homme d'avoir abusé d'elle. Neptune jouera les redresseurs de torts en sacrifiant Hippolyte, tandis que Phèdre s'immolera. "J'ai conçu pour mon crime une juste terreur ;/J'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur ;/Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire." La Phèdre antique est une victime des dieux et de la fatalité, celle de Racine est prisonnière de ses passions et de sa détestation du péché. Mais toutes deux s'enfoncent un peu plus dans le mensonge. Par jalousie.
Proust. Même avec le temps, Swann - alias Charles Haas, l'ami des princes et l'israélite du Jockey -, pourtant devenu "insoucieux qu'Odette l'eût trompé et le trompât encore", ne pouvait s'empêcher de rechercher d'anciens domestiques en mesure de lui dire "si ce jour-là, tellement ancien, à six heures, Odette était couchée avec Forcheville".
Proust est sans doute l'écrivain qui s'est le plus penché sur ce "démon qui ne peut être exorcisé" et qui "revient incarner une nouvelle forme". Avec la rigueur de l'entomologiste, il l'a auscultée dans ses ultimes avatars, il l'a théorisée, inventant, par exemple, la "jalousie de l'escalier" - comme on le dit de l'esprit -, celle qui naît après coup, après avoir quitté une personne, parce qu'"on se rappelle une phrase qui n'était pas claire, un alibi qui n'avait pas été donné sans intention."
A l'ombre des jeunes filles en fleurs (1918),
La Prisonnière, Le Temps retrouvé (l'un et l'autre publiés à titre posthume) sont scandés par la jalousie, omniprésente et souveraine. La cause de cette maladie intermittente est "capricieuse, impérative", identique chez le même individu, différente de l'un à l'autre. Chacun s'y résigne peu ou prou, cohabite avec celle-ci au prix de quelques petits arrangements. "Tel consent à être trompé pourvu qu'on le lui dise, tel autre pourvu qu'on le lui cache." Il existe ainsi "des jaloux qui ne le sont que des femmes avec qui leur maîtresse a des relations loin d'eux, mais qui permettent qu'elle se donne à un autre homme qu'eux, si c'est avec leur autorisation, près d'eux, et, sinon même à leur vue, du moins sous leur toit".
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Marcel Proust est sans doute l'écrivain qui s'est le plus penché sur ce "démon qui ne peut exorcisé".
Domaine public/Wikimedia Commons
A chacun sa jalousie, selon son inclination sexuelle. Celle de l'homosexuel épargne les femmes. C'est "des hommes seulement que M. de Charlus était capable d'éprouver de la jalousie en ce qui concernait Morel". L'amour de l'homme qu'ils aiment pour une femme "se passe dans une autre espèce animale (le lion laisse les tigres tranquilles), ne les gêne pas et les rassure plutôt". Sauf parfois, "chez ceux qui font de l'inversion un sacerdoce, cet amour les dégoûte". Non pour la trahison, mais pour la "déchéance".
La jalousie est une dialectique, un jeu plus ou moins consenti, avec ses règles tacites. Même dissimulée par celui qui l'éprouve, elle est "vite découverte par celle qui l'inspire", laquelle use à son tour d'habileté en cherchant à "donner le change sur ce qui pourrait nous rendre malheureux". A moins qu'elle n'y perçoive "une défiance qui autorise la tromperie"...
La jalousie a une fin, "faute d'aliments", lorsque le narrateur constate qu'Albertine n'est plus à ses yeux une femme, "mais une suite d'événements sur lesquels nous ne pouvons faire la lumière, une suite de problèmes insolubles". Mais ce n'est qu'un leurre. Il serait plus sage de parler de la fin d'un épisode de jalousie. Car celle-ci est une maladie chronique. Une nouvelle crise succède à la rémission et "la moindre occasion peut servir pour s'exercer à nouveau (après une trêve de chasteté) avec des êtres différents".
Svevo. Le Triestin Italo Svevo est avec Proust l'écrivain le plus habité par l'"
invidia", ce cocktail d'"envie" et de "jalousie". "Je suis malade de jalousie et c'est mon seul mal", déclare tout de go l'antihéros de
Senilita (1898). Celle-ci prend des formes morbides.
La Conscience de Zeno (1923), succession de chapitres en forme de carnets tenus par un individu velléitaire, tourmenté et hypocondriaque sur le point d'entamer une psychanalyse, en est le catalogue le plus exhaustif et le plus tordu: jalousie du malade pour l'homme sain, jalousie sexuelle à l'égard du survivant en cas de disparition, jalousie du père mourant pour le fils qui lui survivra... "Je ne laissai voir à Carla aucun de mes sentiments, observe Zeno. Je ne me sentais pas le droit de manifester de la jalousie, vu que je passais une bonne partie de mes journées à souhaiter qu'un autre homme me débarrassât de ma maîtresse." Qui donc hormis Zeno aurait l'idée incongrue de se défaire de Carla ?