[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]La Dares, l’institut statistique du ministère du travail, a mis en ligne, dans le courant de l’été, une étude éclairante sur les nouvelles instances de représentation des salarié·es en entreprise en 2020.
Certains aspects sont « alarmants », souligne Camille Dupuy, maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Rouen et chercheuse au centre d’études de l’emploi et du travail, le CEET. Ses recherches portent sur la sociologie du travail et des relations professionnelles (relations collectives et de régulation du travail).
Pour Mediapart, elle analyse les effets de la réforme et l’affaiblissement de la représentation des salarié·es.
Mediapart. Pouvez-vous d’abord rappeler en quoi a consisté la fusion, introduite par les ordonnances de 2017 ?
Camille Dupuy. Avant le 1er janvier 2020, il y avait, dans les entreprises, trois instances représentatives du personnel. D’abord, des délégués du personnel chargés de défendre les salariés, plutôt à titre individuel.
Ensuite, un comité d’entreprise, le CE, dont le rôle était de défendre les salariés à titre collectif, en analysant par exemple la stratégie de l’entreprise. Le CE avait un rôle économique important, bien au-delà de l’imaginaire de beaucoup de gens, qui le voyaient comme un simple distributeur de chèques-cadeaux.
Et enfin, il y avait les CHSCT, en charge des questions de santé, sécurité et conditions de travail.
La révolution des ordonnances Macron de 2017 a été la fusion de ces trois instances en une seule : le comité social et économique. Les trois compétences, auparavant distinctes, ont été rassemblées en une seule grosse entité, avec un seul volet d’élus. Au lieu d’avoir trois élus, on n’en a plus qu’un. Cela réduit certes le nombre de réunions mais aussi le nombre de mandats.
Le seul « pôle » qui n’a pas bougé, c’est la délégation syndicale qui permet d’implanter une organisation syndicale dans une entreprise.
Que raconte la publication de la Dares sur les instances de représentation des salariés ?
Je vais commencer par un point positif. On a encore en France un très bon taux de couverture syndicale avec près de 80 % des salariés [78,4 %, selon la Dares –ndlr] qui peuvent trouver sur leur lieu de travail un élu du personnel chargé de les défendre et de les représenter auprès de l’employeur. Ce taux est certes en baisse depuis 2018, mais il est encore important. C’est trop rarement souligné.
On nous rebat beaucoup l’idée qu’il y a une très faible syndicalisation en France. C’est vrai, on compte environ 11 % de syndiqués. Mais on oublie de dire à quel point on est bien représentés dans nos entreprises.
En revanche, et là on aborde les effets négatifs, il y a un très fort recul de la prise en charge des questions de santé et de sécurité au travail.
Est-ce un effet direct des ordonnances de 2017 ?
Oui. Avant la réforme, les CHSCT (comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) étaient obligatoires pour les entreprises de 50 salariés et au-delà. Désormais, l’obligation d’avoir une commission santé et sécurité concerne uniquement les entreprises de plus de 300 salariés. Et le vocabulaire est important : il ne s’agit plus de « comités », ayant des droits propres, mais bien de « commissions », au sein des CSE, ne pouvant plus exercer, par exemple, de droit d’alerte.
Il y a donc moins d’instances dédiées à ces questions [quasi moitié moins dans les entreprises de 50 à 299 salarié·es – ndlr] et celles qui restent... ont perdu du pouvoir.
Est-ce alarmant ?
Ça l’est, car ces questions sont centrales dans les entreprises. On peut craindre des retards dans la prise en charge de diverses alertes individuelles ou collectives : burn-out, harcèlement ou encore risque d’amiante ou d’exposition à des produits toxiques... Il faudra mesurer à l’avenir si les accidents du travail ou les arrêts de travail augmentent à cause de cette prise en charge tardive.
La fusion des trois anciennes instances était censée être plus efficace mais elle ne facilite rien du tout, notamment sur ces questions. Il y a trop de travail pour une seule et unique instance.
Les ordonnances ont supprimé les délégués du personnel et instauré la mise en place, facultative, de « représentants de proximité ». Les entreprises s’en sont-elles emparées ?
Non, il y en a vraiment très peu. 1,2 % des entreprises de dix salariés et au-delà l’ont mis en place, selon la Dares. Avant la réforme, à partir de 11 salariés il fallait élire des délégués du personnel, ayant de véritables pouvoirs. Ils posaient des questions écrites à l’employeur, qui avait l’obligation d’y répondre.
Depuis la fusion des instances, on est passés à ces fameux représentants de proximité, facultatifs. Et quasi inexistants.
Quelles sont les conséquences ?
Il y a deux effets négatifs, à mon sens. D’abord, une perte de relais de proximité. C’est le délégué du personnel qui venait taper à votre porte s’il y avait un souci. Et il était souvent un relais du CHSCT, en lui faisant remonter des informations.
Cela pose aussi des problèmes dans les entreprises ayant plusieurs sites ou établissements. Prenons l’exemple d’une entreprise de bricolage qui a trois magasins. Avant, vous aviez des délégués du personnel dans chacun des trois magasins ainsi qu’un comité d’entreprise, pour tous. Aujourd’hui, il n’y a plus que le CSE. Et plus personne dans les trois établissements.
Il peut certes exister un CSE pour chaque magasin et un CSE central pour les trois mais cela doit se décider par accord et ça donne lieu à des batailles juridiques.
Quel est le second effet négatif ?
C’est une interrogation sur la manière dont vont se renouveler les mandats. Et l’effet va sans doute se faire sentir à plus long terme. Ces mandats de délégués du personnel étaient une porte d’entrée pour les militantes et militants syndicaux. Surtout les jeunes, qui aimaient ces mandats de proximité. Quand on regarde les carrières militantes, ça commençait souvent par un mandat de DP. On y faisait ses armes puis progressivement on allait vers le CE ou le CHSCT qui demandent des compétences plus importantes en termes économiques ou stratégiques.
Cette disparition des délégués du personnel casse des filières et des trajectoires militantes. Quand vous n’avez jamais exercé de mandat, en prendre un au CSE, c’est intimidant. Il faut maîtriser beaucoup de choses d’un coup. Cela explique sans doute la baisse du nombre de délégués syndicaux, car il faut être élu dans une instance pour le devenir. Il y a certainement moins de candidates et de candidats, pour les raisons évoquées plus haut. Cela crée un affaiblissement et un déséquilibre.
Cécile Hautefeuille